MEKANIZE YOU

Une histoire du Neurofunk


Tous les aspects de la musique ont désormais été colonisés par la technologie. Ceci nous questionne sur son future, et le notre. Un courant musical magnifie la relation homme-machine sous une lecture futuriste et en a fait une véritable obsession: le Neurofunk. Son histoire est riche d’enseignement tant elle se calque sur de nombreux phénomènes de société. Elle révèle les aliénations qui nous englobent, et les perspectives froides qui nous habitent. L’obscurité côtoie la lumière, le réalisme côtoie le fantasme, le dépassement côtoie la résignation, le cybernétique côtoie le vivant, le futur côtoie le passé.
Ce texte est l’exploration d’une époque qui se veut accélérationniste mais qui se perd dans ses croyances. Une résistance bionique et musicale. A travers ces lignes, nous partirons à la recherche de ce qu’exprime cette musique ambivalente. Les androïdes dansent-ils sur du Neurofunk ? Le culte de la robotisation s’applique-t-il à la création musicale ? La musique peut elle être utopique ou dystopique ?


FONDATIONS


Alors que la Jungle devient trop mainstream et mute vers le Speed Garage et le 2-step, le sous-genre Neurofunk apparaît à Londres autour des années 1997 et 1998, comme un développement de la Drum’n’Bass Techstep, et comme alternative à « l’intelligent Drum’n’Bass » aux aspects plus lounge et jazzy. Cette musique colle à une évolution plus globale. Avant 1995 les musiques sont essentiellement basées sur des samples, alors qu’à partir de là, elles s’empareront de l’outil informatique.
Plusieurs morceaux sont connus comme étant les précurseurs de cette évolution. Il y a le bien nommé « To Shape The Future » d’Optical, mais également « Funktion » et « The Shining », tous les deux produits en collaboration avec Ed Rush. Durant l’année 1998, ils seront suivis d’artistes tels que Matrix, Bad Company, Psion (Stakka et Skynet), Calyx ou encore Decoder. Puis, à partir de 1999, s’ajouteront à la liste Acetate, Cause 4 Concern, Decorum, EBK, Shimon, Filibuster, Shorn Doda, K-Tee, Konflict et Usual Suspects. Les premiers labels qui cherchent alors à développer ce sous-genre sont Prototype Records, Renegade Hardware et Metalheadz. Côté soirée, c’est le club londonien Funktion qui joue un rôle significatif en promouvant cette scène et en invitant ses artistes les plus célèbres.
Ce qui marque une nouvelle esthétique, ce sont les sonorités sombres, froides et complexes, les basses distordues et les mélodies laissant place à plus de percussions. On retrouve également de nombreuses évocations d’un univers science-fictionnel, comme avec l’album Wormhole d’Ed Rush et Optical.
Le terme Neurofunk n’apparaît toutefois pas immédiatement et sa genèse est tout à fait passionnante. Sa première mention provient du compte-rendu d’un concert de Meat Beat Manifesto écrit par Simon Reynolds en 1989. Mais ce terme prend véritablement racine ensuite dans l’article qu’il rédige pour le magazine The Wire en 1997, Simon Reynolds on the Hardcore Continuum #5: Neurofunk Drum ‘n’ Bass Versus Speed Garage. L’auteur reprend l’expression en 1998 dans son livre Energy Flash: A Journey Through Rave Music and Dance Culture. Il définit ce nom comme la résultante du glissement stylistique qui prend place alors dans le mouvement Techstep.
Il y voit le point culminant de la tendance perfectionniste de la Drum’n’Bass, dépourvue de l’amusement propre à la résistance culturelle initiée par la Jungle et effectuant un retour vers la Techno. Il parle d’une érotisation de l’anxiété, de névrose et de morbidité. Le son est libidinal. Clairement, l’inventeur du terme écrit là une critique virulente du mouvement. Le mot neuro fait référence à l’obsession névrosée pour la technologie. Et s’il met funk dans le nom, c’est pour spécifier qu’il n’y en a pas. La musique est qualifiée de robotique, âcre, vide et monotone. Comme la réminiscence du corps pour un cyborg. Elle est nihiliste tant elle n’exprime aucun sentiment ni
humeur. Elle créé un effet d’amnésie car on ne se rappelle pas un morceau après l’avoir écouté. Enfin, elle est directement liée aux musiques contemporaines issues de la culture des Blancs, sociologiquement parlant : froides et non polyrythmiques.
Il termine son article en disant que cette musique ne se danse pas et n’augure pas un future radieux pour la scène Drum’n’Bass. Il arrête d’ailleurs de s’y intéresser à ce moment là. Mais le public non. L’appellation Neurofunk commence alors à être de plus en plus reprise avec le temps, effaçant toute trace de l’aspect critique originel. L’ironie est totale. Plutôt que prévenir de ce risque pour la scène, la dénomination est embrassée et prise au sens littéral. L’utilisation du terme serait donc due à une mécompréhension de son sens premier. Le fantasme d’une musique futuriste, tellement complexe qu’elle agirait sur le cerveau, a finit par faire disparaître l’aspect critique de la réflexion de Reynolds portant sur un comportement obsessif et un rapport libidinal à la technologie.


SCIENCE ET TECHNOLOGIE


Ce genre musical se veut technique. Pour Phil Aslett, producteur londonien de Drum’n’Bass, c’est une création que l’on doit lire, comme un livre, et non vendre de manière populaire. Ainsi le sound design en devient son élément crucial, sa caractéristique-clé. Autrement dit, il est sacralisé dans son temple qu’est le Neurofunk. De nouvelles sonorités apparaissent, des bruits encore jamais entendus et mixés avec une clarté jusqu’alors jamais atteinte. Est développée la technique du layering, son produit en multi-couche. Sont expérimentées de nouvelles combinaisons de filtres et de modulations, telle la
reese bass qui est très vite associée au genre. Enfin l’usage de la réverbe est prédominante afin d’amplifier les effets d’espace et de profondeur, ainsi que pour façonner des atmosphères particulières.
À travers sa composition, et principalement dans ses intros et build, le Neurofunk amène énormément de tension. Cela crée un effet d’anticipation qui débouche sur le drop. Comme cela est souvent le cas désormais dans bien d’autres genres, on retrouve le schéma d’une montée en intensité, jusqu’à ce qu’une courte pause atmosphérique agisse comme un climax, avant que le morceau se lance de toute ses forces.
Kwinten Crauwel, l’inventeur de Musicmap, un site proposant une généalogie des genres de musiques populaires, le dit ainsi: « Le Neurofunk sonne comme la bande-son naturelle du système nerveux: des substances neurologiques qui s’écoulent et se précipitent, provoquant des émotions à la fois sensibles et profondément obscures ». L’imaginaire scientifique est censé représenter le modus operandi de la production sonore. Les producers se voient tels des chercheurs en laboratoires. D’ailleurs certains d’entre eux sont de véritables scientifiques, à l’instar de John B, DJ et étudiant en génétique et biologie cellulaire à l’université de Durham. Les samples de scientifiques vont alors bon train et les titres de morceaux parlent d’eux-mêmes, comme les morceaux « Cells » et « Copies » de Trace et Nico parlant de formation cellulaire.


CYBERPUNK


Le Neurofunk accompagne la machinisation du monde en se remplissant d’allusion à la culture SF et ses thèmes les plus dystopiques. Cette co-évolution avec la machine fait ainsi penser à la malédiction évoquée dans le film Akira. On y combine technologie avancée et société dysfonctionelle. La frontière entre ordinateur et humain devient extrêmement floue. L’univers Mecha, issu de la culture manga et faisant l’apologie de la robotique, est aussi ultra-présent.
L’artiste serbe Billain s’évertue à faire ces liens. Autant avec sa musique, pure expression de la puissance de la mécanisation et de la folie technologique, dont la formule peut se résumer à ceci: des sonorités atmosphériques à la Vangelis, des synthés rave, des basses au design pointu et des rythmiques sur-protéinées. Autant avec ce qu’il produit au-delà de sa musique: des nouvelles et films d’animations SF accompagnant ses morceaux, ainsi que la production d’artefacts sous la forme de dessins robotiques sur des pierres qu’il sème à droite à gauche. L’artiste est si imprégné de technologie et de l’univers science-fictif qu’il décrit souvent sa musique comme Cyberneuro.
Or, la comparaison s’arrête à la critique politique et sociale que fait le cyberpunk de la classe dominante : rien de tout cela ne transpire dans le Neurofunk. Comme le post-cyberpunk, le Neurofunk se joint plus à la culture du monde d’aujourd’hui et ses thématiques plus soft, comme l’hyperconnexion, plutôt qu’à une vive critique anticipative du monde de demain. Cela mène à une plus grande accessibilité mais aussi à une plus grande uniformalisation sur la forme, et aseptisation sur le fond.
Tout comme avec le cyberpunk, on remarque que finalement la dystopie est déjà là et que le fantasme n’agit plus. À force de concepts dits futuristes et aux aspects finalement très peu révolutionnaires voir décevants, le public se retourne vers un ancien âge d’or retro, nostalgique, néo-renaissant. Ainsi, les
personnes qui ont de la sympathie pour le cyberpunk, ont pour les mêmes raisons de l’affection pour le Neurofunk. Il subsiste un fantasme, celui de l’impossibilité d’un avenir tant raconté. La fascination dépasse la crainte et créé de la dissonance.


EVOLUTIONS ET VARIATIONS


Le site neurofunk.com, qui débute en avril 1999, et neurofunkgrid, un forum propre au genre, fondent les bases d’une communauté. L’intérêt pour le genre est ensuite croissant. Le mouvement s’étend vite à d’autres pays que l’Angleterre et, à partir de 2002, de nombreux artistes d’Europe de l’Est et de Russie s’y joignent. Plusieurs autres générations font ensuite évoluer le genre, notamment avec l’arrivée de Noisia et de Black Sun Empire, originaires des Pays-Bas, ainsi que celle de Rawtekk et de Current Value, en Allemagne. La constante structurelle est que le mouvement reste à contre-courant du marché du divertissement, et qu’il se propage par le biais d’Internet.
Le sound design propre au Neurofunk est tellement original qu’il finit par être réutilisé dans d’autres genres que la Drum’n’Bass. Tout d’abord, c’est avec le Glitch Hop qu’une première fusion se fait, autour de l’année 2010. Ce sous-genre se nomme le Neurohop et devient vite très productif, principalement grâce à la création du forum neurohopforum, actif jusqu’en 2015. Le duo KOAN Sound définit clairement la scène, avant d’être rejoint par Reso, Teknian, Culprate, Audeka, Kursa, Skope, Frequent, Flatmate, Disprove et bien d’autres.
Plus récemment, c’est avec le Breakbeat qu’une nouvelle évolution surgit et se nomme Neurobreaks. Joe Ford en 2013, avec son morceau « Distilled », et Culprate en 2017, avec « Phantom », en sont les pionniers en expérimentant leur musique sur de nouveaux tempos. En 2019, c’est AKOV qui se lance dans l’aventure avec ses morceaux « Only You » et « The Virus ». Mais le décollage prend forme en 2021 avec l’EP « Renaissance » de Pluvio, qui invite AKOV à le remixer. Tous les deux décident alors de créer, avec Screamarts, le label Symbiotik Records, totalement dédié au genre. S’en suivra également la création d’Audio Swarm, un second label que Pluvio partage avec Thomas Weiz afin d’ouvrir la distribution à un plus grand nombre d’artistes. Depuis, de nombreuses autres productions voient le jour, avec par exemple Tesseracts, Volatile Cycle, Foks, Bios Destruction ou Afghan Headspin.
Le terme neuro est accolé à d’autres suffixes encore. On retrouve ainsi les traces de mouvements tels que le Neurostep, sur un tempo Dubstep, ou le Neuro Garage, sur un beat UK Garage. Cela met en place tout un réseau connectant des artistes ayant un attrait commun autour de l’esthétique neuro et ouvre tout un pan de sous-genre possible. Cela met aussi en évidence que la musique neuro serait plus une esthétique ou un style qu’un genre en soit.


TECHNOTOPIE


Qu’est ce que nous raconte cette histoire ? Clairement, la fascination pour la technologie semble partout. Comme une acceptation de l’inéluctable omniprésence de la machine. La science-fiction a noyé toute une génération d’individus ayant grandi dans un environnement de plus en plus technologique. La science-fiction deviendrait une science-réalité et la musique Neuro(funk) en serait révélatrice.
Comme le souligne la vallée de l’étrange, ou Uncanny Valley, théorie élaborée par le roboticien japonais Masahiro Mori, plus un robot ressemble à l’humain, plus l’humain le prend en horreur. Cette logique est ici contournée. Bien que le Neurofunk suggère la robotisation à l’extrême, la musique reste immatérielle et la position de l’artiste en tant qu’humain veille à marquer une distance entre lui et le robot.
Une ultime réflexion peut donc s’élaborer. L’intégration de la machine dans nos vies serait un processus pour la dompter et garder le contrôle. Face à ce qui semble comme une fatalité, le déni ne serait en aucun cas une solution viable. Aussi, en cherchant à composer avec, le fantasme pour la cybernétique a sa part de réalisme et le mouvement Neuro(funk) porte une certaine prise de conscience. Dans tous les cas, il est bien question d’aller toujours plus loin et de jouer avec les limites des capacités humaines. Ces interrogations sont vieilles comme le monde mais se posent désormais aussi en musique.

Écrit par 4bstr4ck3r.

v.1 (Mai 2024)

Texte sous licence Creative Commons
CC BY-NC-SA 4.0

Télécharger le pdf pour la lecture :

Télécharger le pdf pour l’impression :