FUCK THE UNDERGROUND

Une histoire du Breakcore


Je me souviendrai toujours de cette fois où j’ai conceptualisé la musique à un temps. D’abord pour rire, mais aussi pour servir d’argument dans une discussion afin de mettre en avant le principe suivant: la musique peut changer à chacun de ses battements – de la mesure 1/1 – et cela en serait l’une de ses principales forces. En effet cela faisait un an que j’avais découvert une musique faite de constants changements et qu’une véritable révolution était en marche dans mon fort intérieur.
À l’origine de ce bouleversement, ma première visite dans un magasin de vinyle à la recherche de Drum’n’Bass. Mais une catégorie voisine m’accroche l’œil : BREAKCORE. Après avoir rapidement farfouillé dans le bac, je chope une pochette au visuel plutôt provoquant et pose la galette sur la platine. Mon cerveau se retrouve alors instantanément reconfiguré par une rafale de kicks et de basses distordus à souhait, ainsi que par des batteries épileptiques qui causeraient une crise cardiaque à un stroboscope. Difficile de dire à quel tempo il faut lire ce son, chacun a son charme et ma conscience refuse la folie de la vitesse originale. Car on tourne bien à plus de 200 BPM. Me voilà pris au piège tendu par Venetian Snares, et tenu par un syndrome de Stockholm auditif.

Si la quiétude n’est pas votre objectif, vous voici au bon endroit. Le postulat est la submersion par l’intensité. Le capitalisme domine un monde qui tourne à 200 à l’heure et le sature d’informations aussi inutiles qu’insignifiantes, remplaçant automatiquement la précédente par la suivante, dans un mouvement de surenchère menant à la perte de nos repères. Le
Breakcore en est le reflet sonore jusqu’au-boutiste. Il s’agit de vaincre le mal par le mal. Il en est son révélateur en matière de destruction, mais aussi de création. La mondialisation et son syncrétisme libéral y sont évoqués en permanence.
À l’origine, il y a certainement Alec Empire et son label Digital Hardcore Recordings, avec un mélange frénétique de Noise, de Jungle et de Gabber. Ces trois genres restent d’ailleurs trois des influences principales nourrissant le son Breakcore. Il y a également Dj Scud, The Panacea et Aphasic qui ont créé Ambush Records, ou encore le label australien Bloody Fist qui intensifie la musique Hardcore. Dans cette génèse se dessine alors un état d’esprit anti-establishment punk. De nombreuses trajectoires très hétérogènes vont se former, l’ouverture d’esprit est totale. Ici se joue un jeu propre à l’underground: déjouer les attentes conventionnelles projetées sur la musique. Cela va même plus loin car il s’agit d’empêcher l’accessibilité par le bruit et la complexité. La scène peut paraître élitiste mais elle est surtout une production de nerds.
Parmi les caractéristiques sonores et esthétiques qui dessinent les contours de ce qu’est le Breakcore, la principale est certainement l’aspect bruitiste. L’usage de distorsion est phénoménal et les compositions se rapprochent plus d’un capharnaüm qu’autre chose. Cela se veut une contre-esthétique de l’idée d’une musique hi-fi et de ce qu’elle évoque : netteté,
précision, préciosité. Mais cela transmet aussi de prime abord une idée d’agression. Comme l’analyse le sociologue Andrew Whelan, la performance sonore de l’agression est une offensive envers les conventions du mainstream et une défense pour l’underground.
Aussi, dans cette musique, on écrase avec un rouleau compresseur rythmique des vocals ragga survoltés, des extraits de musiques pop, des mélodies acid rave plus ou moins kitsch et retro, ainsi que de nombreux types d’artefacts audios plus disparates les uns que les autres. En attestent les morceaux de Cardopusher, sortes de tableaux patchworks d’une implosion
sociale. Certains producteurs y ajoutent du fun, à l’influence Happy Hardcore, comme Otto Von Schirach, d’autres ne ménagent en rien l’auditoire en forçant les atmosphère les plus sombres, issues du Metal ou de l’Indus, comme Aaron Spectre aka Drumcorps par exemple. Parfois très proche de la rigidité du
Hardcore, le Breakcore flirte aussi avec d’autres genres comme la Jungle, la Drum’n’Bass ou l’IDM. Avec le temps, d’autres mélanges se font encore, en insérant de la musique orchestrale, country, soul, polka, 8-bit ou circassienne par exemple. Tout y passe.
Les artistes se moquent généralement d’où peuvent provenir les samples et les utilisent comme ressources plutôt que pour leur sens d’origine. Par l’utilisation de samples en abondance, le Breakcore peut être apparenté à la musique plunderphonics, un genre musical créant des compositions à partir de samples d’œuvres reconnaissables. Il décontextualise les samples en les détournant, en les torturant un maximum et en les plaçant au milieux de nombreuses autres références. En plus de formuler une critique des médias de masse et du copyright, ceci en devient un acte de résistance culturelle et
politique, ainsi qu’un art subversif et illégal. Cet aspect est aussi renforcé par l’indépendance par rapport à l’industrie musicale et par la démarche non-pécuniaire à laquelle s’emploie les artistes de la scène. Comme le souligne Andrew Whelan en étudiant cette musique, les normes de propriété privée et de créativité individualiste sont ici clairement contestées et problématisées.
Une parenté avec la Jungle est souvent mise en avant, du fait de l’utilisation massives de samples qui y sont également utilisés. Mais l’idéologie issue du Ragga Jungle, parfois homophobe et sexiste, n’est toutefois pas reprise sérieusement. Cela amène à la création de nouveaux termes esthétiques comme celui de Raggacore, ou ceux de Yardcore et de Speedhall. Ici sont repoussées les limites formelles de la Jungle et ce nouveau style apporte au Breakcore un aspect plus dancefloor et accessible. C’est en 2001 que ce style débute clairement, avec les titres « Snares Man » de Venetian Snares, « Bounty Killer Killer » de Knifehandchop et « Kill Or Be Killed » de Bloodclaat Gangsta Youth. Comme avec le Breakcore sans influence jamaïcaine, les formes sont plurielles, le point commun étant l’utilisation de samples majoritairement issus du Reggae, du Ragga, ou du Dancehall.
Il existe une autre déviation stylistique restant très proche du Breakcore : c’est le Drill’n’Bass, avec des artistes tels que Squarepusher et The Flashbulb. Les sons font moins appel aux influences Gabber et à l’utilisation abusive de distorsion. Ils préfèrent plutôt se focaliser sur la rythmique et repousser ainsi les limites de la composition de la section drum. Tout va toujours très vite et les détails percussifs sont poussés à l’extrême.

Comme le dit si bien Christof Fringeli, boss du label culte Praxis, le Breakcore est une « stratégie hybride ». Aucune forme n’est déterminée. Il y en aurait autant que d’artistes. Tous les rythmes et tempos, ainsi que leur changement au sein d’un morceau, sont possibles. De même, les morceaux suivent toutes sortes de structures. Là aussi il n’y a pas de règle. Car si règle il y a, c’est de toutes les exploser. Le Breakcore peut avoir un caractère violent autant qu’atmosphérique. Il peut être redondant ou totalement chaotique. Il a surtout sorti les musiques électroniques de l’ennui et de la standardisation.
L’artiste belge Droon voit le Breakcore comme une attitude qui met au défi toute définition stylistique. Jace Clayton, aka DJ/Rupture, parle quant à lui de bruit dansable. Enfin, en interrogeant l’un de ses acteurs français les plus visibles et encore en activité, Stazma The Junglechrist, celui-ci m’explique que le Breakcore est un fourre-tout artistique très flou où ont atterri tout les barges qui faisaient de la musique trop rapide, violente, pas carré ou mélangeant trop d’influences pour être classé clairement quelque part.
Le Breakcore est si expérimental et versatile qu’il doit donc être considéré comme un non-genre. Dans le documentaire Notes On Breakcore, certains représentants de la scène se risquent à le définir, alors que d’autres s’en abstiennent. Je retiens surtout ce passage où l’artiste Hrvatski nous en parle comme d’une « dance music you can’t dance to ». Il est question de repousser les limites et de tester de nouvelles approches, avec une totale liberté de création. Une autre caractéristique fondamentale est l’imprévisibilité. La structure est déstructure et la surprise est un outil essentiel. Le hasard peut, au premier regard, sembler guider la musique, alors qu’elle l’est plutôt par une composition méticuleuse.
Dans cette même vidéo, il est aussi expliqué qu’Internet a joué un rôle fondamental dans le développement de la scène. De la même manière que d’autres genres musicaux dans les années 2000, les échanges internationaux sont facilités et il est aisé de trouver de nombreux morceaux sous forme digital ou de commander des vinyles. Les forums breakcore.at, darksickmusic.com et widerstand.org participent alors à forger une communauté. Des discussions via des chatroom, comme sur Soulseek par exemple, permettent également aux artistes d’échanger entre eux. Enfin, la musique elle-même est directement distribué via les réseaux peer-to-peer. C’est ainsi que la scène se solidarise et s’étend pendant plusieurs années.
Des cultures punks, squats, à celles des musées d’art contemporain, en passant par celles des raves, le Breakcore rassemble tout un tas d’individus et s’invite un peu partout. Ce vaste public est aussi varié que sa musique, toutefois « trop folle pour les néo-nazis qui écoutent du Gabber » comme nous le disent les producteurs Society Suckers. Le mouvement se veut généralement critique sans être toujours ouvertement politisé : il est politique de fait et par nature. Sans doute la musique parle d’elle même, tant elle semble se jouer des règles, et son aspect festif doit rester prégnant. Là où s’affichent le terme Breakcore, il y a de nombreuses soirées de soutien pour des causes militantes. Quelques grands rendez-vous s’organisent et cimentent le socle de cette scène. Les plus fameux de tous sont les festivals Breakcore Gives Me Wood à Ghent en Belgique et Bangface Weekender en Angleterre. C’est en Europe que le plus gros des forces se réunissent, mais d’autres point névralgiques existent, comme par exemple aux Etats-Unis, en Australie ou même au Japon, où l’artiste Ove-Naxx organise les soirées gratuites DoxCore dans un pub anarchiste à Osaka. Contrairement à de nombreux genres musicaux, le Breakcore n’a pas une localité mais plusieurs.

Aux alentours de l’année 2010, l’aspect extrême du Breakcore se situe à coutre-courant des autres genres de musiques électroniques tendant vers une écoute plus facile et modérée. Le Breakcore se standardise et une formule générique en ressort. L’utilisation massive du célèbre sample Amen Break, sur lequel s’ajoutent des kicks gabber en pagaille, devient une norme et efface petit à petit la constante recherche d’originalité. Comme toute scène underground dénonçant les travers du système, elle se fait rattraper par lui. Elle devient une mode, une marque, un produit, une formule. La scène se basant sur le fait de ne pas s’uniformiser, il devient logiquement inévitable
qu’elle s’autodétruise. Sans doute est-ce là l’une des raisons de sa quasi-disparition.
Pourtant une décennie plus tard, son influence est toujours autant citée et l’esprit sous-jacent à cette musique débridée semble réapparaître sous d’autres formes embrassant les sous-cultures qui lui succèdent : Hyperpop, Hyperglitch, Digicore, Glitchcore, Tweencore, Lolicore, Internetcore, Slaughtercore, Weirdcore, Mashcore... Autant de courants musicaux où la surcharge sonore et le mélange improbable de styles sont au rendez-vous. Le Breakcore sort à peine du champ de vision que les musiques étranges semblent très vite revenir à la mode et sa réincarnation prend forme.
Le mouvement peut être éteint mais son flambeau a bien été repris. Les nouvelles générations rentrent sans doute encore plus en résonance avec les concepts fondamentaux du Breakcore, tant la société continue d’aller toujours plus vite et de saturer d’informations ses citoyens. Et il faut bien s’approprier cette vitesse et ce flux pour garder un contrôle dessus et ne pas en subir les dégâts. Comme si les mouvements avant-gardistes, en partie incompris de leur vivant, délivraient au futur la recette cryptée d’un avenir incontournable.


Écrit par 4bstr4ck3r.

v.1 (Mai 2024)

Texte sous licence Creative Commons
CC BY-NC-SA 4.0

Télécharger le pdf pour la lecture :

Télécharger le pdf pour l’impression :